La fuite devant la complexité
« La minimisation apparente du coût, sur la base d’un calcul statique, fait souvent basculer le système dans des états chaotiques. » Cette phrase tirée de l’étude publiée récemment par Philippe Lorino, enseignant à l’Essec de Cergy-Pontoise (95), pourrait être rapprochée de bien des contextes. Ici, elle est appliquée à une analyse d’une méthode qui a beaucoup fait parler d’elle au cours des dernières années, le « lean management ».
Système productif développé à l’origine par le constructeur automobile Toyota, celui-ci a été résumé par le théoricien japonais Taiichi Ohno en trois enjeux de performance clés : « Muda » éliminer le gaspillage ; « Mura » analyser et maîtriser la variabilité de la demande, et « Muri » supprimer la surcharge des équipements et des employés.
Analysant ses modes d’applications, Philippe Lorino, souligne, à propos des confusions et contresens observés, que la formule ne laisse pourtant planer aucun doute sur l’interprétation large qu’il faut donner à la formule lapidaire par laquelle le « lean » est souvent résumé : « faire plus avec moins ». Il s’agit, non pas de faire « plus d’output avec moins d’input », selon une vision classique et planificatrice de la productivité, mais de créer plus de valeur (mieux répondre aux besoins des clients) avec moins d’efforts, de stress, de charge de travail et de ressources.
Le « lean » apparaît dès lors comme un modèle d’organisation qui reconçoit continûment le système collectif d’activité (d’où la référence centrale au « Muri », à la charge de travail, c’est à dire à l’effort) pour améliorer son aptitude à créer de la valeur.
Pourquoi ces dérives ? L’accent est notamment mis sur l’amalgame entre l’efficience productive (« do things right ») et l’efficacité productive (« do the right things ») qui consiste à comprendre la teneur de la demande :
« Avant de s’engager dans la quête de l’efficience, il faut donc comprendre les variations quantitatives et qualitatives de la demande, mais aussi essayer de les réduire ou de les lisser afin d’établir le maximum de régularité à court terme. C’est là un exemple particulier d’une attitude générale : ne pas se contenter de traiter la complexité, en la considérant comme une contrainte intangible, mais tenter de la réduire, en explorant, par exemple, les possibilités de standardisation pour réduire la dispersion qualitative. »
Dans une certaine mesure, les règles du « lean » sont contre-intuitives, car elles s’attachent à maîtriser la complexité des systèmes d’activité. Or, pour les dirigeants, souvent formés à la résolution de problèmes plus qu’à la pensée complexe, la tentation est naturelle de plutôt se concentrer sur le contrôle et les équations mettant en relation inputs, outputs et rentabilité.
Autrement dit, fuir le risque en niant la complexité.